Nouvelle séance

Nouvelle séance de lecture chez Éric. Tout se passe bien cette fois. Il a voulu encore du Maupassant, comme pour montrer que cet auteur ne lui faisait pas peur, qu’il n’était pas prêt à y renoncer. Mais j’ai choisi cette fois une histoire de tout repos, La Parure, dont je me souvenais d’ailleurs fort bien pour l’avoir lue un jour de mon adolescence : je ne retrouvais pas exactement où ni quand, mais je voyais une grange par un jour de pluie, j’étais assise dans la paille et je lisais cette histoire. Il était question d’un bal et de magnifiques bijoux. J’avais l’impression qu’ils scintillaient là, au milieu de la paille qui piquait mes cuisses. La femme qui les portait, ou plus exactement les avait empruntés pour les porter, était radieuse. Folle de bonheur et de plaisir. Et là, maintenant, tout d’un coup, devant ce garçon infirme :

« … Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes… »

Je sens Éric tout frémissant. Au point que je me demande si je n’ai pas encore fait un mauvais choix, une erreur inverse de la précédente : cette image de femme, ce vertige… Mais non, il est très calme. Son frémissement est dans le pressentiment d’un bonheur qu’il ne connaît pas. Les mots ivresse, emportement, désirs éveillés sont des mots forts pour cet enfant visiblement intelligent et – je le sais bien maintenant, je ne le sais que trop – hyper-sensible. Moi aussi, j’avais ma sensibilité à vif, dans la grange, pendant que tombait la pluie lourde et chaude (où était-ce ? quand était-ce ?). Pourquoi n’aurait-il pas droit à la vie ? À l’ivresse de la vie ? Comme je suis venue en jeans, j’ai l’impression tout d’un coup qu’il est très déçu. C’est peut-être une impression fausse, ou absurde, ou complètement subjective. Mais à sa façon de remuer la tête, de laisser errer, flotter autour de moi son regard, puis de le reprendre comme pour le faire entrer en lui, avec un curieux mélange de gêne et d’impatience, il me semble qu’il n’est pas content de voir mes jambes empaquetées dans ce tissu toilé.

Au bout d’un certain temps, l’histoire semble produire son effet. Oui, il écoute ! Je ne fais pas la lecture pour rien. Je la fais pour quelque chose. On dirait même que le moindre des mots que je prononce est enregistré par Éric comme par la pointe sensible d’un sismographe. Oui, un tremblement secret, capté avec une extraordinaire précision : telle est la forme de son attention à ce texte, à mon avis plutôt plat, du petit-maître Maupassant, mais qui parle de choses chatoyantes et ruisselantes. L’important n’est pas la manière dont elles sont écrites, mais la manière dont elles sortent de ma bouche et de mon corps. Comme était importante la manière dont elles dansaient dans mes yeux, là-bas, dans la grange, au milieu de la paille, quand la pluie tombait. J’ai une immense pitié pour ce petit paraplégique, une immense tendresse qu’il ne soupçonne même pas. Pourquoi n’aurait-il pas droit au bonheur, à la pluie, au soleil ?